Aurélie Jeantet, Marc Habib – 22 mai 2014

 

L’émotion comme construction sociale, régulée socialement, sera abordée dans ses liens avec le travail. C’est donc un décentrage, par rapport à la question de la famille, qui sera proposé. Parce que si la famille est certes primordiale, le « reste » du monde a une incidence aussi très forte sur nos émotions, ce qu’on en fait et réciproquement ce qu’elles font au monde, en se déployant et en l’affectant.

Parmi les différentes sphères possibles, sera examinée celle du travail, si centrale dans les sociétés capitalistes, d’un point de vue tant social, temporel, économique que psychique. Le travail serait ainsi l’occasion de rejouer les déterminismes psychiques hérités et mis en place dans l’enfance. Il est un facteur de transformation, du monde et de soi, en positif ou en négatif, c’est-à-dire qu’il n’est jamais neutre par rapport à la santé mentale (Dejours).

Alors que le travail nous convoque affectivement, et que les organisations sont saturées d’émotions, les émotions n’y ont paradoxalement pas droit de cité. Espaces de rationalité et de maîtrise, les lieux de travail n’admettent les émotions qu’à condition qu’elles soient contenues et rendues prévisibles.

Au travail, comme dans la vie sociale en général, nos émotions sont constamment normées et régulées : selon les situations, certaines émotions sont obligatoires alors que d’autres sont malvenues voire proscrites (Durkheim, Mauss). Dans la sphère productive, où les enjeux et les rapports sociaux sont patents et où l’activité est généralement spécialisée et plus ou moins répétitive, les attentes peuvent être plus pressantes encore, certains métiers exigeant l’effectuation d’un travail émotionnel particulier. Le dialogue avec les thérapeutes et les travailleurs sociaux, dont cette présentation sera l’occasion, viendra nourrir cette hypothèse.

La sociologue américaine Arlie Hochschild a forgé le concept de travail émotionnel (emotional labour) qui renvoie aux efforts que le travailleur entreprend pour conformer ses émotions dans le sens qui est attendu par l’employeur. C’est typiquement le cas des métiers du care, avec des effets sur la santé observables en termes de fatigue, de burn out ou d’aliénation. Dans les métiers classiquement masculins, le rapport aux émotions, comme on le verra, est différent (la neutralité du médecin, la colère du dirigeant, l’hostilité du vigile, par exemple).

Qu’en est-il du travail émotionnel effectué dans des métiers plus valorisés où, prenant appui sur des savoirs spécialisés, il peut être reconnu et rémunéré ? Chez les comédiens ou les thérapeutes, le rapport aux émotions peut faire l’objet d’un apprentissage et d’une mise en dialogue avec les pairs, une régulation qui passe aussi par une normalisation. Cependant, comme ailleurs, les émotions échappent en partie et engagent subjectivement les professionnels, les transformant en retour.